Martin Clermont, PDG
Le consensus obtenu lors de la signature du Protocole de Paris en 2015 se désagrège peu à peu, les États signataires ne parvenant pas à mettre en œuvre les actions nationales requises pour surmonter le défi climatique. Cette impuissance à agir se traduit par une augmentation des GES en 2018, corollaire à un protectionnisme économique et à la montée d’un populisme nationaliste. La réalité géopolitique d’une logique de mondialisation stabilisante, qui a été accélérée depuis le consensus de Washington en 1991, s’est frappée le nez sur le mur de la récession de 2008-2009. Depuis, d’abord dans les discours, et par la suite dans les négociations commerciales entre États, il y a eu un sérieux virage de 180o. Dans ce contexte, le consensus climatique de Paris, en décembre 2015, a été un vrai miracle de diplomatie. Avec recul, on pourrait même dire que c’est une anomalie sur la dernière décennie d’une poussée de replis et fermeture de plusieurs pays, bref un peu du chacun pour soi.
Avec une perspective plus historique, telle qu’illustrée par Yuval Noah Harrari, je suis tout à fait d’accord sur le fait que l’humanité est réellement devant une menace existentielle qui apparaissait à peine sur les radars politiques de 1964, il y a 55 années. C’est à peine si nous avons conscience des multiples façons dont nous perturbons le délicat équilibre écologique qui s’est installé depuis des millions d’années. Malheureusement, il semble bien qu’il n’existe pas de réponse nationaliste, c’est à dire pays par pays, à ce défi d’ordre mondial. Car un pays seul ne peut pas fermer ses frontières et régler par ses seules mesures sur son territoire la crise climatique, il n’y a pas de frontière climatique. De plus, dans une dynamique de changement accéléré, il y aura des pays qui y gagneront (ceux qui migrent leur économie plus rapidement vers des énergies renouvelables) et d’autres qui perdront, ceux dont leur économie est principalement basée sur l’exportation d’énergie fossile ainsi que les pays dans l’axe Sud-Sud. Comment faire face à cette problématique d’inégalités nationales et de dynamique de justice sociale.
Cette perspective d’équité sociale soulève le problème de l’agir local dans le cadre d’un défi mondial, du comment réduire les émissions de GES et supporter les efforts nationaux de mise en œuvre de ces réductions sans se précipiter sur l’achat de crédits carbone les moins chers possibles, peu importe la provenance. Cette situation s’est manifestée lors des interminables discussions de l’article 6 de l’Accord de Paris concernant l’implantation d’un mécanisme d’échange de crédits de carbone appelé I.T.M.O..
De ce point de vue, le Québec, membre d’un État fédéré, est considéré comme un très bon élève de l’internalisation des émissions de GES et un fervent disciple du mantra de la Banque Mondiale «putting a price on carbon». Toutefois, la mise en œuvre par le gouvernement d’un Système de Plafonnement et d’Échange de Droits d’Émissions (SPEDE) questionne l’agir local et la reconnaissance des efforts de réduction des GES faits par les PME, OBNL et municipalités dans les régions du Québec. Un rapport du MELCC, mis en ligne en décembre 2018, concernant la conformité de la centaine d’entreprises assujetties au SPEDE, confirmait que celles-ci s’approvisionnaient en crédits de carbone réglementés (CrC), dans leur portfolio de conformité essentiellement achetés aux États-Unis, car le MELCC ne reconnaissait pas les crédits de carbone du marché volontaire.
Résultat des courses, depuis la mise en œuvre du SPEDE au 1er janvier 2013, 91% de tous les CrC remis pour conformité ont été achetés à l’extérieur du Québec. En consultant le 2e rapport de conformité pour la période 2015-2017, mis en ligne le 18 décembre 2018, nous constatons au Tableau 3, une sous-utilisation importante des CrC dans les portfolios de conformité des entreprises québécoises assujetties au SPEDE.
Toutes les autres organisations québécoises assujetties au SPEDE ont remis des CrC qui ont été réalisés à l’extérieur du Québec, c’est-à-dire aux États-Unis. C’est une situation paradoxale dans la mesure où plusieurs organisations québécoises assujetties au SPEDE souhaiteraient pouvoir acquérir des réductions de GES, qualifiées, quantifiées, vérifiées et réalisées en sol québécois, ou tout au moins à proximité de leur communauté environnante afin de répondre, entre autres et directement, aux préoccupations d’acceptabilité sociale de leurs opérations et de leur projets.
Tableau 3 de l’utilisation des CrC par les entités assujetties au SPEDE
Le graphique suivant permet de constater les tendances divergentes de disponibilité de CrC émis par la Californie et le Québec à partir des projets de réductions de GES admissibles pour conformité au SPEDE. L’écart entre les réductions de GES admissibles comme CrC qui ont été réalisés et vérifiés en sol du Québec et les autres réalisés, essentiellement aux États-Unis, ne fait que croître. Si cet écart n’est pas corrigé pour la période 2018-2020, il y aura acquisition de plus en plus importante de CrC à l’extérieur du Québec. C’est ce que nous appelons une fuite de capitaux qui n’encourage aucunement des réductions de GES qualifiées, quantifiées, vérifiées et réalisées au Québec.
L’usage des crédits compensatoires (CrC) est un moyen d’assurer la conformité réglementaire des entités assujetties au SPEDE et a été limité à 8 % de leurs émissions afin que la majorité des réductions d’émissions soient réalisées par des émetteurs et qu’elles proviennent de sources visées par les 5 protocoles de crédits de carbone reconnus par le SPEDE. Nous estimons cette fuite de capitaux à plus de 2,8 milliards $ Cdn pour la période de conformité du SPEDE allant de 2018 à 2030. Cette estimation est calculée de la manière suivante : une disponibilité annuelle d’environ 4 millions de CrC * 13 années (sur la période de 2018-2030) soit un total de 52 millions de CrC au prix moyen de 60$/CrC.
Graphique sur l’évolution de la disponibilité (période de 4 années sur 2015-2018) de CrC sur le marché du WCI, générés au Québec et générés sous la Californie.
Quelques intervenants commencent à signaler la dichotomie entre des actions locales de réduction de GES qualifiées et réalisées sous de programmes volontaires reconnus mondialement et l’utilisation des CrC du SPEDE qui ont été réalisés partout sauf au Québec. La Californie, partenaire du Québec au Western Climate Initiative (WCI), a mis en place une modification de nature protectionniste, en juillet 2017, obligeant l’utilisation minimale de 50% des CrC qui devront être réalisés sur le territoire de la Californie. Cette dichotomie va dans le sens contraire d’une justice sociale participative et de l’acceptabilité sociale des projets en développement. Plusieurs juridictions dans le monde, ont apporté des ajustements à leur système «Cap & Trade». De simples ajustements administratifs ou réglementaires au SPEDE peuvent s’appliquer et corriger ses distorsions. C’est ce que le scientifique Claude Villeneuve ainsi que d’autres intervenants en développement économique sur le plan local soulignent dans leur chronique de l’automne dernier.
Nous décelons une ambiguïté similaire au niveau du gouvernement fédéral. À titre d’exemple, lors d’un appel d’offre publique en janvier 2019 pour l’achat de crédits de carbone servant à compenser l’empreinte carbone du G7 de mai 2018 à la Malbaie, le ministère de l’Environnement et du Changement climatique a décidé d’acheter des crédits de carbone turques…. Cela illustre à quel point l’imposition du respect des règles des ententes de commerce mondiales se fait au détriment des gestes de réduction locales de GES et favorise les plus bas prix au détriment de réductions locales, qui, elles, contribuent directement à l’atteinte des cibles nationales. Tout cela dans un contexte bien particulier où le gouvernement canadien impose, depuis le 1er janvier 2019, un prix plancher de 20$Cad/tonne de GES, prix qui sera augmenté à 50$Cad/tonne de GES en 2022. Là aussi, le Canada chercherait l’atteinte de ses cibles de réduction pour 2030 par l’achat de crédits de carbone ailleurs que chez lui.
Relever le défi de réduire ses émissions de GES alignées sur les cibles 2030 au Québec dans un contexte particulier mais reproductible, permettra de promouvoir la réponse obtenue en mode exportation (stimulation des comportementaux, nouveaux modèles d’affaires participatifs et innovation technologiques). C’est comme promouvoir la perte de poids de son corps, comme meilleur exemple d’une diète à suivre. Une fois que les autres territoires auront décarbonisé leur production d’électricité, le Québec pourra montrer une voie qui aura été réalisée sur le terrain. Sans systématiquement couper dans les programmes d’achat de réduction de GES provenant de l’extérieur, il nous semble souhaitable d‘exiger minimalement que 50% des réductions de GES, admissibles aux portfolios de conformité du SPEDE, soient réalisées au Québec.
Image : Daniel Ang